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La vie dans le désert

Le lac de l'Ouest

Lac de l'Ouest, Hanoï, le 2 septembre 2013

Voilà deux jours qu'une tempête tropicale frôle les côtes de la Chine et nous apporte grisaille et pluie. J'ai enfilé mes vêtements de sport et je suis descendu au bord du lac, bien décidé à en faire le tour. Aujourd'hui n'est pas un jour comme les autres. Hier soir, bien avant minuit, les gargotes et les bars ont fermé leurs rideaux, les rues se sont vidées de leurs voitures et ceux qui avaient oublié qu'on était veille de fête ont dû rentrer chez eux à pied sous la pluie, faute de taxi. Quelques voitures de police ont patrouillé dans des rues désertes. Il fallait faire place nette pour la fête nationale.
Le lac de l'Ouest est une grosse poche d'eau au Nord de Hanoi, séparée du fleuve rouge par une digue millénaire. Chaque matin, chaque soir, ma vue embrasse le lac. Mes yeux se posent sur sa surface lisse ou ridée, parfois agitée de vagues lorsque l'orage approche, puis s'accrochent à l'horizon chaotique et coloré de la rive ouest, barrée de tours et de gratte ciels.
Il est seize heures lorsque je commence la marche.
La partie Est du lac est occupée par une presqu'ile, dont je ne sais si elle est d'origine naturelle ou si elle a été gagnée sur l'eau. Des milliers de couples à cyclomoteur circulent sur sa rive pour se rendre au temple dédié à la princesse Lieu Hanh, l'une des figures déifiées d'une religion fourre-tout. Mais brûler des billets de banque ou de l'encens pour obtenir l'argent et le bonheur n'est pas l'unique objet de leur déplacement. La rive du lac de l'Ouest est propice à la pêche, à la promenade familiale et à l'amour. Les pêcheurs alignés lancent leur canne de bambou, les nageurs font provision de virus hépatiques et autres pathogènes, les cyclistes étrennent leurs vélos neufs en tirant au bout d'une laisse des roquets hagards et assoiffés. Mais le plus étonnant est ce ballet incessant des couples sur leurs motos qui, à la queue leu-leu, font le tour du lac. Dans les endroits les plus dégagés, on a aménagé des parcs, installé des bancs, ouvert des guinguettes et alors ils se posent, commandent une noix de coco, s'accoudent aux parapets. C'est le moment des frôlements de doigts, des autoportraits naïfs pris avec l'inévitable iphone, et plus rarement des longs baisers de cinéma camouflés derrière les arbres. Je marche et j'observe, un peu voyeur, parfois photographe improvisé de ces amours naissantes. Au bout de la presqu'ile, autour du sanctuaire de la princesse et du figuier sacré, les marchands du temple proposent des offrandes prêtes à offrir, des billets de loterie et des billets de banque factices prêts à consumer, les doctes érudits à la barbe blanche et effilée calligraphient poèmes et prières dans les idéogrammes de l'ancien vietnamien.
Je poursuis ma route au milieu des pêcheurs et des sportifs. Le pêcheur au visage buriné, les pieds dans l'eau et les doigts fripés, ramènera ce soir chez lui quelques tilapias pour améliorer l'ordinaire. Avec le sport, le loisir cesse d'être alimentaire, mais il n'en demeure pas moins populaire. Les jeunes courent solitaires, la musique rivée aux oreilles. Les plus anciens marchent en groupe d'un bon pas, le marcel à demi relevé et accroché sous l'aisselle, laissant apparaître un torse maigre et nerveux.
Lorsque j'arrive à l'extrémité Nord du lac, les familles à poussettes et les jeunes en goguette se mélangent dans les guinguettes. Je m'approche d'une femme et lui demande l'heure dans mon meilleur vietnamien. Mon meilleur vietnamien se révèle insuffisant. A cet endroit, c'est le lunapark,  avec sa grande roue, ses jeux d'eau, sa musique à fond. L'endroit est envahi par les familles. La route est très étroite et les véhicules se croisent avec difficulté. Les arbres trop jeunes plantés au milieu des trottoirs m'obligent tantôt à me tenir courbé, tantôt à les contourner en empiétant sur la route. J'arrive à l'esplanade des dragons où des dizaines d'enfants peignent des objets en plâtre, activité en vogue à Hanoï. On en oublierait presque les deux immenses dragons recouverts de céramiques qui se font face, la gueule ouverte. Ils ont dû un jour cracher de l'eau mais les pompes sont en panne.
Partout des affiches au réalisme soviétique et des drapeaux : drapeau national, rouge à l'étoile d'or, drapeau du parti, du même rouge frappé du marteau et de la faucille. Sur les bâtiments officiels, l'un de va pas sans l'autre. Le petit peuple vietnamien, lui aussi est fier de son drapeau, qu'il arbore sur sa façade à la moindre occasion.
Un peu plus loin, devant la pagode Tao Sach, un groupe d'une centaine de personnes prie à l'entrée, les mains jointes. Le trafic est moins dense. Les cafés plus rares. La fatigue commence à se ressentir et la sourde chaleur moite me fait ralentir. Je passe devant le club nautique d'où sortent de jeunes filles à la peau bronzée. Celles-là ont choisi de s'exposer au soleil, s'éloignant ainsi des canons de la beauté locale qui imposent aux jeunes filles de se masquer le visage et les mains lorsqu'elles s'exposent. Un peu plus loin, la petite route se fond, en l'espace de quelques centaines de mètres avec l'avenue Lac Long Quân, qui, selon la légende serait l'ancêtre tous les Viets.
Une fois quitté cette artère, la route borde des quantités de bars et de restaurants où l'on peut déguster les spécialités du lac comme le bun à l'escargot d'eau douce, ou siroter un café glacé. J'ai marché très vite et j'ai besoin de faire une pause. Je m'installe à une terrasse. J'appelle la serveuse ("chị  ơi !") et lui demande la même chose que mes voisins, une famille attablée autour de noix de coco. Le service tarde un peu. Le jour décline. Je vois finalement arriver un verre de lait de coco et une noix entièrement remplie de glace à la vanille saupoudrée de noix de cajous broyées et de caramel. J'ai déjà perdu mon pari d'arriver avant la nuit.
Je reprends ma route, les jambes un peu endolories, non sans avoir félicité le personnel, et longe les établissements qui bordent la rive Sud du lac. La pression monte dans les guinguettes, et les visages s'empourprent au fur et à mesure que les verres de bière locale se vident. Il est bientôt 18h00 lorsque j'arrive aux embarcadères. A la nuit tombée, les pédalos en forme de cygne dérivent à quelques centaines de mètre du rivage, pendant que les couples expérimentent un concept nouveau au Vietnam: l'intimité. Je longe les jardins où se mêlent petits vendeurs, familles, vieilles femmes aux dents rongées par le jus de bétel, rares prostituées toujours aux aguets, casque sur la tête et moteur au ralenti, joueurs de badminton ou de jianzi, un sport de volant qui se joue avec les pieds. Je longe à marche forcée la pagode Trấn Quốc et le petit lac de Trúc Bạch, où les cygnes rentrent au port et j'entame la dernière partie de mon périple en obliquant plein Nord. Yên Phu est un quartier paisible par comparaison aux grands axes que je viens de quitter. On devine plus qu'on ne voit les couples, qui cachés dans l'ombre des réverbères égrènent leurs minutes de frisson avant de retourner chez leurs parents. Des nouveaux immeubles luxueux côtoient de vieilles "maisons tubes". Des bars chics alternent avec de minuscules troquets dont on se demande si les membres de la famille ne sont pas les uniques clients. La nuit est maintenant totalement tombée et les lumières dessinent le contour du lac. Je longe les clubs très sélects de golf et de tennis. Ils sont fermés et je devine plus que je ne vois le practise où d'habitude les ramasseurs de balle circulent en bateau à rame. Le dernier tronçon n'est pas le plus agréable. Les abords du lac ont été colonisés par les hôtels de luxe et je dois marcher dans les rues parallèles. Quand j'aborde ma rue, ça devient plus sympa: les bars sont pleins d'expatriés, britanniques ou singapouriens, savourant une culture commune de consommation de bière dans des établissement sélectionnés par la clientèle pour leur capacité à leur rappeler les bienfaits de la civilisation occidentale. C'est d'ailleurs dans l'un d'eux que j'échoue, au pied de mon immeuble.
J'ai parcouru dix-sept kilomètres, à marche forcée et à contre-courant. Je l'ai bien méritée, non, cette Bia Hà Nôi ?



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K
<br /> J'hésite entre une lecture de deux minutes, et une ballade d'une journée entière...Je dirais alors deux minutes de voyage intense. Merci !<br />
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P
<br /> Extra.<br /> <br /> <br /> Bon, on fait quoi maintenant ?<br /> <br /> <br /> (Comme ça me donne trop envie d'aller faire la même balade !!) (En deux fois.) (Ou trois...)<br />
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C
<br /> merci pour cette marche forcée ... je t'ai suivi o la trace  sans même m'essoufler ;-)<br />
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G
<br /> <br /> <br /> En vue de dessus !<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br />