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La vie dans le désert

Une seule nuance de noir

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Quand la porte de la remise a violemment claqué, Laura se dit qu'elle allait devoir attendre le retour de Luis pour qu'on la sorte de là. Il était parti chercher des cigarettes. On était dimanche soir et comme l'unique débit de tabac ouvert était au bout de la ville, Luis ne serait pas de retour avant trente bonnes minutes.
La remise de Pépé, c'était son jardin secret jusqu'à sa mort, il y a dix ans. Mémé n'avait pas le droit d'y mettre les pieds et de temps en temps quand Pépé était bien luné, on avait le droit de l'accompagner quand il allait chercher un outil de jardin ou une bouteille de vin. C'était une cabane en dur construite au fond du jardin à l'orée du bois, faite de parpaings grossièrement assemblés et recouverte de tôles en fibrociment. Poussière et les toiles d'araignées s'y étaient accumulées après sa mort, et tant que Mémé veillait sur la maison et la mémoire de son défunt mari, il n'était venu l'idée à personne d'y pénétrer. Mais depuis le départ de Mémé en maison de retraite, Laura s'était aventurée quelques fois dans le sanctuaire, par pure curiosité d'abord, puis dans l'espoir d'y dénicher quelque objet rare ou particulièrement symbolique d'une époque révolue.

Dans les premières minutes, Laura s'était acharnée sur la serrure. Le penne était engagé et aucune action sur la poignée ni la serrure ne pouvait le faire bouger. Le jour baissait. Laura n'avait ni montre ni téléphone avec elle, de sorte qu'il lui était impossible de mesurer le temps qui passait. Elle fit jouer l'interrupteur et l'ampoule émit un éclair bref et un petit claquement. Dépitée, elle s'installa sur un vieux tabouret et fit un peu de ménage sur l'établi encombré pour y poser les coudes. Elle n'avait plus qu'à attendre.
Elle s'endormit.

Lorsqu'elle se réveilla, il faisait nuit. Pas de lune, pas de rai de lumière provenant de la maison ou de la rue. Elle n'avait pas la moindre idée du temps qui s'était écoulé, mais elle était sûre d'une chose: Luis n'était pas rentré et ce n'était pas normal. Elle avait froid et faim. Elle n'osait bouger de son tabouret. Laura essaya de faire mentalement la liste des quantités d'objets accumulés en ce lieu et de leur emplacement, de vieux outils comme des marteaux ou des haches sans manche achetés au kilo, des scies égoïnes tachetées de rouille, de gros clous de forgeron qu'on plante dans les murs, une balance romaine, des centaines de boites de vis, de rivets et de clous de toutes les matières, des charnières, des équerres, des boulons tout rouillés, des serrures, des boites entières de clés, des crochets de boucher, une collection de trusquins de menuisier ou de boisselier, des planches posées verticalement, des étagères lourdement chargées de pots de peinture, de diluants et d'essence de térébenthine, des caisses de revues, des livres à moitié mangés, des pots de fleur en terre et en plastique empilés, des assiettes ébréchées, des cadres enveloppés dans une feuille de papier kraft celant des aquarelles peintes par de célèbres inconnus, des coupures de journaux, des bouteilles aux formes originales remplies d'improbables liquides visqueux, de vieux jouets cassés, une miniature de DC3 à laquelle il manque une aile, une Triumph rouge au 1/43ème, des jeux de société, des câbles électriques, des dominos, des prises de courant en porcelaine, des transformateurs, des robinets en laiton, des colliers en inox, des raccords 20/27 mâle-femelle, un tuyau d'arrosage enroulé autour d'une jante d'auto, un mini-vélo pliable, un vélo de course sans selle, un cadre de mobylette, un moteur de Vespa, une baladeuse, un panneau STOP et un autre de sens interdit, un troisième panneau déviation accroché au mur à l'envers…
Laura imaginait tous ces objets mais n'en voyait aucun. L'obscurité était telle qu'elle n'avait aucune perception de son propre corps. Elle se leva doucement et sentit ses membres engourdis se réveiller. Elle fit un pas en avant et enchaîna sur une rotation autour d'elle même. La chape de ciment était couverte d'une mince couche d'un mélange de sable et de poussière qui crissait sous la semelle lisse de ses escarpins. Laura était maintenant debout et en changeant de position, il lui semblait  qu'elle avait changé de regard sur son environnement. Ce n'était plus les objets, mais les gens qu'elle passait en revue. Elle pensa à Luis et il lui vint naturellement à l'esprit qu'il avait choisi ce jour et cette heure précise pour la quitter. Peut-être était-il au volant d'une Triumph rouge  décapotable riant aux éclats du mauvais tour qu'il lui jouait, avec à ses côtés une jolie blonde au teint clair portant foulard et rouge à lèvre. Ou bien était-il dans la maison voisine l'appelant à son secours d'une voix faible, allongé sur le carrelage de la cuisine, terrassé par un accident vasculaire cérébral ? Mémé avait encore fait une fugue et quitté la maison de retraite. Elle était en ce moment même en peignoir et charentaises en route pour retrouver la maison qu'elle n'aurait jamais dû quitter. Mais comme elle en avait oublié le chemin, elle marchait sur le port vers la jetée, attirée par les battements de cœur du phare. Et par dessus tout, Laura pensait à Pépé qui bricolait sur son minuscule établi, penché sur une chasse d'eau cassée qu'il tentait de réparer.
Laura fit un nouveau pas en avant et de sa nouvelle position, elle vit une faible lueur, un reflet à peine perceptible dans la nuit. Elle tendit la main et sentit le contact poisseux d'une toile d'araignée. En retirant sa main et elle toucha l'objet froid et faiblement lumineux qui avait attiré son attention. La bouteille roula et se fracassa sur le sol. Laura sentit l'impact d'un morceau de verre sur ses jambes nues et le picotement sur ses chevilles. Elle voulut reculer d'un pas mais se tordit la cheville et perdit l'équilibre. Sa main gauche s'agrippa au premier objet venu, un objet coupant, un outil de jardin peut-être, qui lui entailla la main. A tâtons, elle chercha le tabouret et ne le retrouva pas. En assurant son pas, elle marcha vers ce qui lui semblait être la porte et y parvint. Le sang coulait doucement sur son bras. Elle imaginait sa petite robe blanche maculée de rouge. Elle passa sa main valide sur sa plaie et sentit le mélange de sang épaissi et de soie humide et crasseuse.

Elle poussa un grand cri rageur pour se dégager de la toile qui envahissait sa vie.

Il y eut un bruit dehors. Une vive lumière pénétra dans la remise par l'unique fenêtre. La porte s'ouvrit. Laura, aveuglée, ferma les yeux et tendit sa main valide à Luis qui la serra.

 

 


Pour les impromptus littéraires.

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C
<br /> Tu es passé très près de la broyeuse  avec le mot mémoire ;-)<br />
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G
<br /> <br /> sans compter le peignoir...<br /> <br /> <br /> <br />
C
<br /> Je me disais bien, il doit y avoir quelque chose de particulier  dans ce texte ( question d'habitude Ginesque  )  mais quoi ?  Je suis soulagée que tu l'aies précisé aux<br /> Impromptus, sinon je serais restée dans le noir le plus complet ;-)<br />
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G
<br /> <br /> Voilaaa. L'oulipien qui est en moi s'est refusé à broyer du noir en public !<br /> <br /> <br /> <br />
E
<br /> Belle atmosphère... A quand le recueil de nouvelles?<br />
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G
<br /> <br /> Pourquoi pas ? Tu connais un éditeur ? ;-)<br /> <br /> <br /> <br />